Le Grappilleur

Ce Rhône, quelle superbe ! (Grappilleur n°132)

Ma naissance sur les flancs du Gothard est célébrée par une nuée de paillettes de quartz couleur céladon, un pactole. En dévalant la Vallée de Conches, je laisse derrière moi la langue allemande de mon cousin le Rhin : dois-je vous rappeler que j’étais le fleuve préféré des Romains du temps de la Gaule Transalpine?

Mon éducation se fait en Valais, le long de berges bien droites, ourlées du trio qui me suivra tout au long de mon cours, ou presque : la route, l’industrie chimique, et pour mon bonheur, les vignobles de qualité. Je m’autorise une petite folie au verrou de St Maurice, j’aime tant me faufiler dans des passages improbables, mais je suis vite remis dans le droit chemin. Enfin le Léman, je vais pouvoir profiter du toboggan aquatique du Bouveret. Quel bonheur de batifoler comme un dauphin dans ce grand bassin. A Genève les horloges sont précises, la fin de la récré est sifflée, je dois rentrer en classe. Miracle, je retrouve mon habit vert clair, heureusement ! Si au fil des siècles j’ai dompté nombre de défilés, le Pas de l’Echelle reste mon préféré : l’école est bien finie, je pars vers l’aventure et l’inconnu.

Du haut de son sommet veillant sur le Bourget, la Montagne du Chat se laisse effleurer, mais la Savoie me gardera toujours à distance en m’obligeant à serpenter à sa frontière. Le défilé de Yenne et son vieux décor de film m’amènent sur l’austère terre iséroise, où je retrouve Superphénix, énorme chaudron qui restera cette fois je l’espère, bien éteint. Si j’ai supporté la pose de plus de 20 barrages et d’innombrables dérivations je suis si puissant, que voulez-vous la présence de ce drôle d’oiseau capable de renaitre pendant des milliers d’années me plaît nettement moins.

La pente est faible, je m’efforce de m’éloigner de cette morne plaine pour rejoindre celle qui fut Capitale des Gaules pendant trois siècles. Après une entrée majestueuse par le nord, Lyon m’offre l’écrin de ses quais Art Déco au riche passé industriel. J’avais l’habitude de traîner sous la Passerelle du Collège, ses planches laissant apparaitre les chevilles des élégantes qui l’empruntaient… hélas, tout cela c’est fini… dès lors, je prends la direction du sud sans me retourner. Juste avant la sortie de la ville, voilà que la Saône se jette dans mon lit ! Je ne veux pas me vanter, mais avez-vous remarqué que mes affluents majeurs la Dranse, l’Arve, l’Isère, La Durance, la Saône, l’Ardèche, la Drôme étaient toutes de belles femmes attirées par le strass ?

Tout en me demandant ce que peuvent bien faire toutes ces fourmis en colonnes sur ma berge, je passe rapidement (en fermant les yeux et le nez) le couloir de la chimie. Quelques virages devant Vienne, et commencent enfin les « Côtes du Rhône », couronnement de mes efforts en matière de viticulture. Au fil des siècles, j’en ai arrosé des flancs abrupts, charrié des galets, déversé des cailloutis ! Je peux désormais récolter les fruits de mon labeur. Les appellations s’étirent sur plus de cent lieues : Cote-Rôtie, Condrieu, St Joseph, Cornas, Lirac, Crozes Hermitage, Grignan, Tavel, Châteauneuf-du Pape, ….voilà une région où l’on sait vivre. La Papauté aurait séjourné, paraît-il, dans la région. L’aristocratie, très peu pour moi, le Rhône n’est pas la vaniteuse Loire ! J’aime les populations laborieuses et le travail exigeant. Je ne les ai pas vu souvent bosser dans les vignes, ces Papes qui devaient se régaler du nectar avant de bénir les barques chargées de précieuses cargaisons ! A leur installation, un pont été construit à Avignon. A chaque crue, je m’appliquais à emporter les arches nouvellement reconstruites, prouvant définitivement que j’étais bien le patron. D’ailleurs, toute la famille porte désormais mon nom, quelle meilleure preuve de paternité !

L’automne de mon parcours est bien entamé, l’Arlésienne se fait toujours attendre. Ma mémoire s’engourdis entre les bras que je déploie en Camargue, mon orgueil va se dissoudre dans la mer, ma dernière demeure. Admirez une fois encore le vert superbe de mes eaux, roulées avec fougue depuis les Alpes. Mes tourbillons se mêlent à l’eau salée, jetant un dernier trouble auprès des baigneurs des SaintesMaries, avant que les précieuses paillettes ne tournoient dans l’ivresse vers les profondeurs du Grand Bleu.